Le Trousseau : une histoire d’ancrage dans le Jura

Le Trousseau n’est pas un cépage né de la dernière pluie. Ses premières mentions en terres jurassiennes remontent au moins au XVIII siècle, sous sa forme quasiment contemporaine. On le retrouve déjà dans l’ouvrage du Chevalier de Méritey en 1790 (BNF - Méritey), qui décrit le cépage et ses usages à Arbois.

Son nom évoque tantôt la trousse de raisins serrés, tantôt une vieille racine signifiant « bourgeonner ». On le trouve également sous le nom portugais de Bastardo, mais c’est dans le cœur du Jura – notamment à Arbois, Montigny-lès-Arsures ou Les Arsures – que le Trousseau a laissé son empreinte la plus profonde.

Au XIX siècle, le trousseau représente jusqu’à 20 % des vignes plantées dans le Jura, ce qui en fait, avec le poulsard et le savagnin, un pilier de l’identité viticole régionale. La maladie et la crise du phylloxera au tournant du XX siècle causent sa quasi-disparition, mais il refait surface après les années 1950 grâce à la ténacité de certains vignerons. Aujourd’hui, il ne couvre que 5 à 8 % de la surface du vignoble jurassien (source : CIVJ – Comité Interprofessionnel des Vins du Jura), mais chaque parcelle est un manifeste du caractère jurassien.

Profil aromatique : un rouge franco et sans fard

Le Trousseau tranche dans le paysage des rouges du Jura. Là où le poulsard flirte avec la légèreté et la transparence (presque comme un rosé), le trousseau joue la partition de la couleur et de la structure. Un verre de Trousseau bien né affiche une robe rubis profonde, parfois tirant sur le grenat, rarement opaque mais toujours vivace.

Sur le plan aromatique, le panel est large :

  • Fruits noirs : myrtille, mûre, cerise noire fraîche. Un registre très net dans les cuvées jeunes.
  • Épices fines et poivre : surtout après quelques années en bouteille, apparaissent des notes de poivre blanc, parfois de réglisse.
  • Terre humide, violette, sous-bois : surtout dans les millésimes plus frais et sur sols argileux.

En bouche, le Trousseau allie puissance modérée et fraîcheur, avec des tanins souples mais marqués et une acidité qui garde le vin toujours vivant. C’est tout sauf un vin pataud : il y a de la retenue, mais aussi de la franchise, une structure qui donne envie d’aller à table.

Où le Trousseau donne-t-il le meilleur de lui-même dans le Jura ?

Le secret du Trousseau se cache sous ses racines : il a une exigence quasi obsessionnelle pour les sols graveleux – une rareté dans le Jura, d’où sa présence bien plus faible que celle du poulsard. Les meilleures expressions du cépage sont généralement localisées sur :

  • Arbois (Montigny-lès-Arsures, Les Arsures) : souvent qualifié de “royaume du Trousseau”. Les graves rouges et brunes offrent au cépage toute sa vibration fruitée et sa profondeur.
  • La région de Pupillin : parcelles plus rares, mais certaines expositions sud/sud-ouest donnent des trousseaux d’une grande finesse.
  • La zone de Cramans : sols alluvionnaires riches en galets.

Moins à l’aise sur les marnes lourdes ou les argiles compactes, le trousseau préfère les sols qui se drainent vite et gardent la chaleur emmagasinée – c’est d’ailleurs pour cela qu’on le voit peu en altitude. La vieille réputation de Montigny-lès-Arsures (dont un hameau porte même le nom "Les Graviers") n’est pas usurpée.

Vinifications du Trousseau : modernité, tradition et personnalité

Vinifier le trousseau n’est pas un geste anodin dans le Jura. C’est souvent là que le vigneron prend le plus de risques. Les méthodes diffèrent selon la recherche d’intensité, de fruit ou de garde :

  • Macération traditionnelle : entre 10 et 20 jours, avec parfois une maîtrise stricte des températures pour préserver le fruité. La cuvaison peut être poussée pour extraire la couleur et les tanins.
  • Eraflage partiel : certains vignerons préfèrent laisser une partie de la rafle pour gagner en complexité et en fraîcheur (source : Vins d’Arbois).
  • Élevage : principalement en cuves inox ou en foudres de chêne. Un passage court en fûts est courant mais rares sont ceux qui cherchent l’effet boisé ; le trousseau ne supporte guère la surcharge aromatique.
  • Vinification “nature” : le Trousseau est aussi privilégié par les vignerons bios ou naturels, car il résiste bien à une vinification sans intrant (ex. domaine des Bottes Rouges, Philippe Bornard).

Un trousseau mono-cépage révélera sa pureté, mais les vignerons du Jura l’assemblent aussi – la prochaine partie en détaille les subtilités.

Trousseau pur ou trousseau assemblé ?

La tradition veut que les plus belles expressions du trousseau soient en mono-cépage. C’est alors la voie royale vers ses parfums sombres et son toucher granuleux. Quelques domaines emblématiques signent des cuvées fameuses : “Les Corvées” de Puffeney, “Béranger” de la famille Tissot, ou encore “Les Graviers” du domaine Rolet, tous révérés pour leur pureté et leur loyauté au terroir.

Mais le trousseau s’assemble aussi :

  • Avec le poulsard et le pinot noir pour des cuvées plus souples, à la robe claire typique des rouges d’Arbois. L’AOC Arbois autorise ces assemblages, qui gagnent alors en complexité et en équilibre. Le trousseau y apporte la charpente et une dimension épicée.
  • En effervescent (Crémant du Jura) : parfois présent en petite proportion, le trousseau signe certaines bulles rosées d’un fruité délicat.

En solo, il exalte son terroir d’origine ; en assemblage, il arbore un costume sur-mesure, souvent plus accessible jeune.

À table : que boire avec un Trousseau du Jura ?

Le trousseau n’est pas un vin de soif mais un vin de table, qui aime le compagnonnage des chairs et des saveurs terriennes. Quelques accords qui appellent l’envie :

  • Viande grillée : côte de bœuf saignante, magret de canard rôti. Les tanins du trousseau s’arrondissent face à la chair et déploient leur rondeur.
  • Gibier à plume : perdreau, faisan, parfois lièvre à la royale, quand le vin a vieilli.
  • Champignons : morilles en sauce, poêlée de girolles, qui rappellent ses notes de sous-bois.
  • Comté fruité : mariage typique du Jura, le trousseau accompagne le Comté affiné, où l’acidité et la vivacité du vin soutiennent la matière du fromage.
  • Plats relevés et épicés : une daube aux olives noires ou même, à l’improviste, un curry rouge ou une cuisine asiatique légèrement pimentée.

Décanter le vin jeune une demi-heure à l’avance offre souvent un supplément d’expression.

Terroirs et défis : pourquoi le Trousseau aime-t-il tant les graves ?

Le Jura est un patchwork de marnes, d’argiles, de calcaire et de quelques poches graveleuses. Seules ces dernières conviennent à l’exigence du trousseau :

  • Drainage : le trousseau craint l’humidité stagnante, source de pourriture en fin de saison.
  • Restitution de chaleur : la gravière, pierreuse, emmagasine la chaleur du jour et la restitue la nuit – indispensable pour mûrir le trousseau jusque dans les années fraîches.

D’où sa rareté : là où les graves profondes sont absentes, impossible de tirer la vérité du cépage. Les connaisseurs parlent parfois d’un “effet amphithéâtre” dans les meilleurs climats arboisiens, où la pente, la pierre et l’exposition s’additionnent.

Problèmes au vignoble : la patience, grande vertu des vignerons de trousseau

Cultiver le trousseau, c’est tout sauf une promenade de santé :

  • Cycle végétatif long : dernières vendanges rouges du Jura, fin septembre voire début octobre.
  • Sensibilité à la coulure (mauvais développement des grappes si printemps frais ou humide).
  • Vulnérabilité au mildiou et à la pourriture grise en fin de saison.
  • Rendements faibles : en moyenne 30-40 hl/ha, parfois moins sur les plus vieilles vignes (source : CIVJ).

Certains domaines perdent régulièrement une partie de leur récolte sur les plus mauvaises années climatiques. Mais cela va de pair avec la dimension “artisane” du Jura : chaque bouteille a le goût d’un effort resté vivant.

Quel vieillissement pour un Trousseau jurassien ?

Potentiel de garde souvent sous-estimé ! Les meilleures cuvées du trousseau vieillissent aisément 7 à 12 ans, parfois plus selon le millésime, grâce à leur structure acide et tanique. On les boit trop jeunes… Alors qu’ils livrent toute leur complexité tertiaire (épices, sous-bois, fruits secs, cuir fin, fleurs séchées) au fil du temps.

Sur les plus grands millésimes (2003, 2005, 2010, 2015, 2018), certains trousseaux jurassiens rivalisent presque avec les pinots noirs de Bourgogne en vieillissement. De vieux flacons de Puffeney ou de Ganevat témoignent de cette capacité de résilience, pour qui sait attendre.

Le Trousseau hors Jura : du Bastardo portugais à l’aventure californienne

La personnalité forte du trousseau l’a poussé hors des frontières jurassiennes, mais sous des aspects parfois très différents :

  • Portugal (Bastardo) : la même variété, exportée dès le XIX siècle, compose certains portos rouges et vins de Madère, où elle s’exprime avec plus de chaleur et d’alcool. (voir Wine-Searcher)
  • Espagne (Merenzao) : présente en Galice, dans quelques assemblages de vins de la Ribeira Sacra ou du Bierzo.
  • Californie et Australie : quelques microrécoltes, essentiellement en blending ou pour l’expérimentation, rarement en pur.

Pourtant, nul part ailleurs le trousseau ne trouve cette tension entre fraîcheur, fruit et rusticité qu’il révèle dans les sols froids et calcaires du Jura. Ses cousins lointains parlent portugais ou espagnol mais aucune ne possède cette énergie minérale, ce grain presque sauvage typique des grandes bouteilles arboisiennes.

L’héritage vivant du Trousseau jurassien

Chaque verre de trousseau du Jura est une main tendue entre tradition et modernité, entre rudesse du sol et précision du geste. Il n’est jamais seulement un cépage, mais une histoire à écouter, une aventure de patience et de terroir – résistante, exigeante, parfois capricieuse, toujours sincère. Il reste un repère vibrant dans un vignoble en perpétuel mouvement, à la fois ancrage identitaire et promesse d’étonnement pour qui saura ouvrir, laisser respirer et prendre le temps de goûter.

En savoir plus à ce sujet :