Le Chardonnay dans le Jura : une histoire terrienne et humaine

Le Chardonnay, c’est presque un mot de passe, une poignée de main entre amateurs éclairés. S’il est universel par sa renommée, il se fait intime, presque secret, lorsqu’on le retrouve en Jura. Dans cette région, où la vigne pousse au rythme lent des saisons froides, ce cépage se fait le complice d’un terroir qui ne ressemble à nul autre.

L’histoire du Chardonnay jurassien s’ancre loin dans les siècles. Il serait arrivé dès le Moyen Âge, se développant autour de Château-Chalon et des villages protégés du Revermont. Ici, on l’a longtemps appelé "Melon d’Arbois" (à ne pas confondre avec le Melon de Bourgogne). Il est resté fidèle aux coteaux argilo-calcaires, souvent partagé la vedette avec le Savagnin local. Aujourd’hui, il représente près de 45% de l’encépagement jurassien (source : Comité Interprofessionnel des Vins du Jura).

Géologie, climat et savoir-faire : les clés du style jurassien

Des sols multiples pour une palette infinie

Le Jura, c’est une mosaïque de terroirs, du marne bleue à la calcite dorée. Le Chardonnay s’y plie et s’y exprime différemment selon l’exposition, l’altitude et la nature du sol. Quelques clefs pour comprendre :

  • Les marnes bleues (l’âme discrète d’Arbois ou des Côtes du Jura) donnent des vins tendus, parfois salins, aux arômes de pierre, de fleurs blanches et de noisette fraîche.
  • Les éboulis calcaires (Voiteur, Montaigu) sculptent des chardonnays fins, aériens, au fruité délicat, presque bourguignons dans la jeunesse, mais plus racés à l’évolution.
  • Les argiles rouges ou grises offrent des chardonnays pleins, ronds, où l’on perçoit la richesse du terroir et la maturité du fruit.

Ces nuances façonnent une identité où le sol s’entend autant qu’il se goûte.

Climat jurassien : une fraîcheur structurante

Ici, la vigne tutoie l’altitude, atteignant parfois les 450 mètres. Les hivers sont âpres, les printemps capricieux et l’été, rarement écrasant. Cette fraîcheur naturelle préserve l’acidité et la pureté des chardonnays, leur offrant ce tranchant, ce nerf, qui font leur renommée. Une vendange peut commencer quinze jours plus tard qu’en Bourgogne voisine, ajoutant à la tension naturelle de ces vins.

Entre ouillé et oxydatif : le double visage du Chardonnay jurassien

Plus que son homonyme bourguignon, le Chardonnay du Jura surprend par cette dualité fascinante : ouillé vs oxydatif. Ici, la question du « style » est tout sauf cosmétique.

  • Chardonnay ouillé : élevé « à la bourguignonne », donc sous voile de protection avec ouillages réguliers, il offre un fruit frais, une minéralité éclatante, et peut évoquer la pomme verte, le citron confit, la noisette. Ce sont les vins frais des jeunes apéritifs, ou ceux qui vieillissent en gardant toute leur fougue.
  • Chardonnay oxydatif : ici, la barrique jamais totalement remplie laisse s’installer un voile de levure – le fameux voile jurassien, cousin du voile du Savagnin. On bascule alors dans un univers de noix, de curry, de pâte d’amande, de pomme sèche. Le vin gagne en puissance, en longueur, s’accordant aux plats régionaux (volaille à la crème, morilles, vieux fromages).

Peu de régions proposent ce grand écart stylistique sur un même cépage, et certains vignerons vont jusqu’à faire cohabiter dans leur cave plusieurs types de chardonnay sur une même parcelle, selon un savoir-faire singulier (source : Pierre Overnoy, témoignages et dégustations).

Chiffres et faits marquants autour du Chardonnay jurassien

  • Surfaces plantées : environ 700 à 750 hectares de Chardonnay dans le vignoble jurassien sur quelque 1 650 hectares totaux (source : Agreste, 2023), devançant désormais légèrement le Savagnin.
  • Répartition géographique : le cépage est présent partout, avec des pointes entre Arbois, Poligny, Voiteur et L’Etoile où il donne son nom à l’appellation. La micro-appellation "L'Étoile" impose même que le Chardonnay constitue au moins 80% de l’encépagement (source : INAO).
  • Expéditions et commerce : Environ 50% des vins blancs tranquilles jurassiens expédiés sont issus de Chardonnay (source : CIVJ 2022). Sa part ne cesse de croître chez les jeunes vignerons.
  • Rendements : autour de 55 hectolitres/ha en moyenne en blanc (source : Agreste), mais souvent réduits volontairement chez les producteurs d’excellence, pouvant descendre à 35 hl/ha.
  • Vieillissement : Certains chardonnays oxydatifs dépassent >20 ans sans faiblir, quand les ouillés s’étirent élégamment sur 8 à 12 ans, voire bien plus dans les grands millésimes.

Styles, usages et accords du Chardonnay jurassien

La diversité des vins jurassiens à base de chardonnay

  • Chardonnay en Côtes du Jura et Arbois : majoritairement ouillés, droits, minéraux, parfois élevés sous bois pour apporter rondeur et notes toastées.
  • Chardonnay de L’Étoile : pureté cristalline, tension, notes florales, longueur saline, doté d’un exceptionnel potentiel de garde pour les meilleurs terroirs.
  • Chardonnay oxydatifs et "vieux blancs" : signature typiquement jurassienne, univers arômes de noix, de curry, de fruits secs. Quelques domaines prolongent l’élevage sur lies et sous voile bien au-delà des 4-5 ans règlementaires pour les Côtes du Jura tradition.
  • Chardonnay et effervescents : La moitié (!) du crémant du Jura est à base majoritaire de Chardonnay. C’est lui qui offre la finesse de bulle, la fraîcheur d’agrumes, la tension qui rivalise parfois avec de grandes cuvées champenoises à l’aveugle (source : Revue du Vin de France).

Les meilleurs accords avec la cuisine franc-comtoise et d’ailleurs

  • Chardonnay ouillé : filets de truite, croûte aux morilles, fromages de chèvre frais, cuisine japonaise.
  • Chardonnay oxydatif : mont d’or au four, poulet de Bresse à la crème, croûte comtoise, vieux comté, risotto aux cèpes.
  • En crémant : gougères, poissons crus, huîtres, sushis, apéritifs festifs.

Anecdotes vigneronnes et singularités

  • Au domaine Ganevat, chaque parcelle de Chardonnay est vinifiée séparément, parfois en dizaines de micro-cuvées, pour révéler les nuances infimes de L’Étoile ou des Grusse.
  • Certaines parcelles vieilles de plus de 80 ans sont encore en production sur la commune de Montaigu, magnifiant l’expression du Chardonnay grâce à leurs faibles rendements.
  • Le Chardonnay jurassien fut exporté dès le XIXe siècle vers la Russie et l’Angleterre : on retrouve encore des bouteilles du début XXe dans les caves des ambassades françaises à Moscou et Londres.
  • Le terroir du Vernois a donné, selon les archives du CIVJ, l’un des plus vieux chardonnays oxydatifs dégustés intact après 50 ans de cave.
  • Le Clavelin, bouteille emblématique du vin jaune, accueille aussi certains grands chardonnays oxydatifs, notamment lors des ventes aux enchères à la Percée du Vin Jaune.

Pourquoi choisir un Chardonnay du Jura ?

  • Pour une expression authentique du terroir, loin des standards mondialisés. Un Chardonnay jurassien ne se cache pas derrière le bois ou l’aromatique variétale ; il parle de pierre, de patience et de saison.
  • Pour la dualité incomparable : on peut choisir selon l’envie entre fraîcheur minérale ou grande puissance oxydative, parfois à quelques mètres de vigne d’écart seulement.
  • Pour la garde : un bon exemplaire promet de belles années d’évolution, révélant tour à tour fruits à coque, épices fraîches, et inimitable complexité saline.
  • Pour la gastronomie : son alliance avec les produits régionaux est tout simplement sans égal.

À retenir, à tenter : le Chardonnay jurassien ne se raconte jamais deux fois de la même façon

Dans le Jura, le Chardonnay parle toutes les langues du paysage : il sait se montrer aérien ou terrien, strict ou ample, silencieux de jeunesse ou loquace en maturité. Sur ce petit territoire, ses expressions sont infinies. On le croit connu, on le redécouvre à chaque bouteille, à chaque étape, à chaque cave. Ce cépage cosmopolite, adopté partout, a trouvé ici un de ses plus beaux exils, et les vignerons de la Terre Jurassienne, de la nouvelle garde aux domaines historiques, en révèlent aujourd’hui la plus délicate partition.

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