L’enracinement discret d’un cépage mondialement célèbre

Le Chardonnay est aujourd’hui le cépage blanc le plus planté au monde, roi des Grands Crus de Bourgogne et star des Champagnes. Pourtant, ses origines dans le Jura sont plus discrètes, plus souterraines, presque secrètes. Si le visiteur associe spontanément le Jura au savagnin et au vin jaune, il néglige souvent l’histoire longue, patiente, parfois tourmentée, du Chardonnay jurassien. Cette histoire, faite de circulations, de choix humains et d’adaptations à une terre exigeante, mérite d’être racontée. 

Un ancêtre à la croisée des chemins : l’origine génétique du Chardonnay

Longtemps, le Chardonnay a été confondu avec d’autres cépages blancs, en particulier en Bourgogne où l’on employait indifféremment des noms comme « pinot blanc » ou « gamay blanc ». Ce n’est qu’au début du XXe siècle que son identité a commencé à être mieux comprise (Vignevin.com).

L’apport des recherches en ampélographie et en génétique a levé le voile sur ses origines. Le Chardonnay est le fruit d’un croisement naturel entre le gouais blanc – un cépage d’origine paysanne, rustique, et largement planté au Moyen-Âge – et le pinot noir. Une alliance improbable de la noblesse et de la rusticité. Ce croisement s’est probablement produit en Bourgogne au Moyen Âge, peut-être même plus tôt. Le gouais blanc a disparu, mais son héritage subsiste dans les vignes jurassiennes et bourguignonnes.

Le Chardonnay s’installe dans le Jura : première mention et diffusion

Quand le Chardonnay s’est-il réellement imposé dans le Jura ? Les sources historiques oscillent : la première mention claire de « chardonnay » sur le territoire remonte à la fin du XVIIIe siècle, mais l’usage local préfère celui de « melon d’Arbois ». Jusqu’à la crise du phylloxéra, le vignoble jurassien était en effet une mosaïque de noms et de cépages autochtones : savagnin, trousseau, poulsard, melon, gamay, enfariné... (Larousse)

Le « melon » était alors abondant autour d’Arbois et de Poligny : ce cépage, à ne pas confondre avec le melon de Bourgogne de Muscadet, désigne bien ce que nous connaissons aujourd’hui comme le chardonnay. Il faut attendre les grandes crises du XIXe siècle – oïdium, phylloxéra, politique agricole modernisatrice – pour voir le chardonnay prendre véritablement racine dans le Jura. La replantation sur porte-greffe américains, imposée après la crise phylloxérique, favorise l’introduction de cépages plus résistants ou « modernes ».

  • 1781 : Première mention du « melon d’Arbois » dans les écrits viticoles jurassiens
  • 1865 : Arrivée du phylloxéra et crise viticole majeure
  • 1880-1905 : Replantation massive, introduction systématisée du chardonnay

Le choix du sol : la terre jurassienne façonne le Chardonnay

Toutes les terres ne conviennent pas au Chardonnay. Dans le Jura, il trouve son apogée sur les marnes du Lias, les éboulis calcaires du Revermont, entre Poligny et Château-Chalon. Beaucoup d’observateurs l’ignorent, mais la configuration géologique jurassienne offre au chardonnay une partition unique, différente de celle de la Côte d’Or.

  • Sur les sols argilo-calcaires de Château-Chalon et de la Reculée de Baume, le chardonnay s’exprime avec une tension minérale, une salinité presque tranchante.
  • Les marnes bleues du côté de Montigny-lès-Arsures et Arbois donnent des vins plus ronds, parfois miellés, aux notes de noisette fraîche et de fleur blanche.
  • Sur les éboulis caillouteux de Poligny, la maturité est tardive et les raisins concentrent les arômes d’agrumes mûrs et de silex.

Ce sont ces équilibres, invisibles au premier coup d’œil, qui ont peu à peu déterminé la popularité croissante du chardonnay local au fil du XXe siècle.

Chardonnay et Savagnin : deux faces du Jura blanc

Dans le paysage jurassien, le chardonnay compose à deux voix avec le savagnin. Il n’est ni marginal ni omniprésent : sur les 2000 hectares du vignoble jurassien, le chardonnay occupe environ 750 hectares (source : Comité Interprofessionnel des Vins du Jura, 2022), ce qui en fait le cépage blanc le plus planté devant le savagnin.

Ce duo fonctionne ainsi :

  • Chardonnay en vins « ouillés » : élevés à l’abri de l’air, ils révèlent la pureté du fruit, la tension du terroir, l’interprétation « classique » et cristalline du Jura blanc.
  • Savagnin en vins « sous voile » ou oxydatifs : il porte la marque des traditions ancestrales, celle du vin jaune mais aussi du style typique à noix, épices, curry.
Le talent des vignerons est de les combiner dans certains assemblages, où le chardonnay vient calmer la fougue oxydative du savagnin, apportant équilibre et buvabilité.

Une mutation locale : la diversité des chardonnays jurassiens

Dire « le chardonnay du Jura », c’est simplifier un foisonnement de clones, de sélections massales, de styles. Les spécialistes recensent aujourd’hui au moins une vingtaine de variantes localement implantées – du « chardonnay muscaté » à Arbois au « melon à queue rouge » de Poligny, sans parler de quelques très vieux pieds aux expressions étonnamment florales.

Les anciens vignerons savaient observer et sélectionner :

  • Certains chardonnays sont précoces, adaptés aux expositions nord, facilitant des récoltes plus échelonnées.
  • D’autres portent de petites grappes, idéales pour les vins de garde et la concentration en bouche.
  • Le « chardonnay à queue rose », anecdote locale, n’existe pratiquement plus, sauf chez quelques conservateurs passionnés.
Les débats sur la diversité intravariétale sont aujourd’hui vifs, car ils conditionnent la capacité du vignoble à s’adapter au changement climatique (voir : Institut Français de la Vigne et du Vin - vignevin.com).

Dates clés et grandes évolutions du chardonnay jurassien

Période / Date Événement marquant
XVIIe siècle Le melon (chardonnay) est mentionné parmi les cépages d’Arbois et du Revermont, mais reste secondaire
Fin XVIIIe siècle Sa culture augmente après la crise du « noir de Gamay » (maladies foliaires du gamay)
1880-1920 Replantation massif après le phylloxéra, affirmation progressive du chardonnay
1970-1990 Explosition qualitative : adoption de nouveaux modes de vinification, reconnaissance nationale et internationale
XXIe siècle Montée de la demande en vins ouillés, multiplication des styles, valorisation marketing du chardonnay « jurassien »

Singularités organoleptiques et notoriété croissante

Les chardonnays jurassiens affichent des traits que l’on ne retrouve pas toujours en Bourgogne : nez plus libre, plus de salinité, voire de pierre à fusil, parfois des touches de sésame grillé ou de pomme fraîche. En bouche, ils frappent par leur nervosité, leur franchise, et une empreinte calcaire marquée. C’est l’expression la plus pure du lien entre sol et vin.

Depuis vingt ans, vins ouillés, crémants, et même quelques essais de liquoreux, contribuent à pousser le chardonnay jurassien sur le devant de la scène – jusqu’au Japon et aux Etats-Unis, où des cuvées comme celles de Stéphane Tissot (Arbois), Jean-François Ganevat (Rotalier), ou encore Domaine Labet font référence (source : Revue du Vin de France, 2021).

Défis actuels et horizons pour le chardonnay du Jura

Aujourd’hui, le chardonnay jurassien doit relever de nouveaux défis :

  • La pression du changement climatique : sécheresses, gelées de printemps, orages violents modifient l’équilibre traditionnel, forçant les vignerons à revoir palissage, densité de plantation, et dates de vendanges.
  • La tension entre tradition et innovation : vinifications naturelles sous bois, amphores, ou macérations pelliculaires viennent interroger l’identité même du cépage local.
  • La demande croissante du marché, qui pousse certains à planter là où le chardonnay semblait jusqu’alors moins pertinent.
Toutefois, cette diversité de réponses, à la fois respectueuses du legs des anciens et résolument tournées vers demain, joue un rôle essentiel dans la vitalité du vignoble.

Chardonnay jurassien : le discret architecte du renouveau

Dans les caves ombragées de Poligny ou sur les coteaux venteux d’Arbois, le chardonnay s’avère être un formidable vecteur de renaissance. Il n’a jamais remplacé les autres cépages du Jura, mais il a su s’intégrer, s’adapter, se métamorphoser selon le goût du temps et la lecture des terroirs. Là réside sa force.

Face à la mondialisation du goût, le chardonnay jurassien rappelle que le vin n’est pas qu’un cépage : il est langage, mémoire de la terre, et promesse d’avenir. Si le Jura a longtemps préféré la pudeur de ses savagnins enfouis, il est temps de célébrer le chardonnay, cet étrange migrant devenu enfant du pays.

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