Un cépage enraciné entre légendes et terroirs

Trousseau : six lettres, un éclat grenat. Ce nom chante aujourd’hui sur les étiquettes des plus grands domaines jurassiens. Mais derrière la bouteille, c’est toute une épopée qui prend racine, mêlant histoires familières et savoir-vivre vigneron. Le Trousseau, avec sa robe profonde et son fruité intense, incarne une mémoire du Jura bien plus ancienne que les modes : celle d’un cépage mystérieux, toujours lié aux hommes et aux sols qui le cultivent.

Origines du Trousseau : entre énigmes et révélations génétiques

Son histoire s’ouvre sur une question : d’où vient le Trousseau ? Longtemps, les vignerons du Jura l’ont considéré comme autochtone, installé “depuis toujours” entre l’Arbois, la Côte du Jura et les replis secrets de Pupillin ou Montigny-lès-Arsures. Pourtant, les recherches ampélographiques récentes (INRA, Vitis International Variety Catalogue) ont révélé que le Trousseau partage une surprenante parenté avec un cépage portugais, la Bastardo (aussi nommé Merenzao en Galice). Les analyses ADN menées au début des années 2000 établissent un cousinage certain : le Trousseau a voyagé, autrefois, par des routes oubliées reliant le nord de l’Espagne, le Portugal et la Franche-Comté (VIVC).

Sa présence dans le Jura se documente dès le XVIIe siècle, mentionnée dans les écrits de Pierre de Saint-Vincent et de l’abbé Rochette. Mais c’est au XVIIIe que le cépage s’impose véritablement, au gré de sélection massale et d’un goût local pour des rouges plus corsés. Autrefois, le Trousseau était appelé “Bastard noir” ou “Truchot”, selon les patois villages.

Le Trousseau, un cépage à la personnalité tranchée

  • Sensibilité au terroir : Le Trousseau aime les sols chauds, sablo-graveleux ou limono-argileux, particulièrement ceux de Montigny-lès-Arsures, considéré comme sa “capitale mondiale”. Son besoin de chaleur le rend sensible aux expositions nordiques, d’où sa prédominance sur les coteaux bien exposés, là où la vigne peut prendre “le soleil au cou”.
  • Belle maturité tardive : Plus tardif que son frère jurassien le Poulsard, le Trousseau réclame patience, vendanges tardives et savoir-faire à la parcelle.
  • Typicité aromatique : Avec son bouquet defruits noirs (mûre, cassis, griotte), sa pointe d’épices (poivre, réglisse, violette) et souvent une structure tannique nette, il offre des rouges de garde — parfois vingt ans, voire plus dans les caves fraîches du Jura.

Aujourd’hui, sur les 2 000 hectares du vignoble jurassien, le Trousseau ne couvre qu’environ 180 hectares selon l’INAO. C’est peu, mais chaque pied compte : le Trousseau a traversé les siècles, sauvé de l’oubli par quelques familles attentives.

Chronologie : le Trousseau, acteur discret de l’histoire locale

Période Événement marquant
XVIIe siècle Premières mentions écrites connues dans le Jura
1781 Classification officielle : le Trousseau reconnu comme cépage à part entière du vignoble d’Arbois
1800-1850 Âge d’or : le Trousseau représente jusqu’à 30% de l’encépagement jurassien, plébiscité pour sa résistance relative à certaines maladies et la qualité de ses rouges
Phylloxéra (vers 1878-1900) Effondrement des surfaces, le replantage se concentre ensuite sur Savagnin, Chardonnay et Poulsard
XXe siècle (années 1950-1970) Renaissance progressive du Trousseau grâce à l'action d'artisans-vignerons locaux
1990-2020 Reconquête qualitative : multiplication des parcellaires, retour à des vinifications traditionnelles et à une image de cépage identitaire du Jura

Une signature dans la mosaïque des rouges jurassiens

Il faut goûter le Trousseau pour mesurer l’écart qui le sépare de ses voisins. Là où le Poulsard évoque la rose fanée et la cerise, le Trousseau exhale des notes de sous-bois, d’épices, même une tension presque minérale. Ouvrez une vieille bouteille d’Arbois Trousseau des années 1980 de Jacques Puffeney ou de Michel Gahier, et la cave se peuple d’arômes de cuir, de girofle, de fruits confiturés, parfois même de truffe noire.

  • Servi jeune : Vin droit, vivace, fruits purs, tanins présents.
  • Après 5-10 ans : Palette aromatique complexe (pruneau, réglisse, herbes sèches, réglisse) et sensation de velours en bouche.
  • Vieille garde : Les plus belles cuvées, notamment celles du climat “Les Bruyères” à Montigny-lès-Arsures, peuvent flirter avec des nuances évoquant les plus grands rouges du nord de la vallée du Douro ou de la Bourgogne.

Comment le Trousseau a façonné l’identité du Jura viticole ?

C’est dans sa rareté même que réside la force du Trousseau. Historiquement, ce cépage a toujours surgi là où la nature le voulait, et où le vigneron consentait à la patience. Le Trousseau :

  • Affirme la singularité du Jura face aux régions voisines comme la Bourgogne ou la Savoie, qui n’ont pas ce cépage.
  • Évoque la robustesse rurale, paysanne, mais sait aussi exprimer une finesse insoupçonnée.
  • Symbolise l’art du “vin de terroir” : chaque micro-parcelle, chaque exposition, chaque sol donne un Trousseau différent, parfois dense, parfois aérien.

De grands domaines, comme le Domaine André et Mireille Tissot, Domaine de la Pinte ou Domaine Rolet, ont revendiqué avec fierté le Trousseau comme drapeau de leur terre. La notoriété récente des crus d’Arbois sur les cartes des restaurants étoilés, en France et au Japon, doit beaucoup à la redécouverte du Trousseau.

Le Trousseau, passeur de mémoire vigneronne

Dans les villages du Revermont, le Trousseau était le vin du dimanche, des baptêmes et des mariages — et parfois celui qu’on gardait pour les jours noirs, “pour se donner du cœur à l’ouvrage”. Sa culture nécessitait des gestes précis :

  • Palisser haut, pour que les grappes profitent du soleil tardif d’octobre.
  • Trier sévèrement pour éviter la pourriture sur une grappe naturellement aérée.
  • Maîtriser les vinifications longues, souvent sans éraflage complet, pour extraire subtilité et équilibre.

De la cuverie à la cave, le Trousseau fut aussi le terrain d’expérimentations : on l’essayait parfois en macération carbonique comme en Beaujolais, ou en vin de paille pour des notes plus exotiques — avec des réussites diverses, mais toujours une curiosité fidèle.

Actualité et perspectives pour le Trousseau

Longtemps resté “vin d’initiés”, le Trousseau connaît ces dix dernières années un regain spectaculaire d'intérêt. On relève une hausse de 20% de la surface plantée entre 2009 et 2022 (source : Observatoire vignobles AOC Jura, CIVJ) — un chiffre remarquable pour un cépage si pointu. Les jeunes vignerons réinvestissent les vieilles terrasses, réencépagent les coteaux historiques.

  • Les sommeliers parisiens et londoniens saluent son originalité, sa franchise, ses arômes inimitables.
  • À l’international, notamment aux Etats-Unis (New York, Californie), son nom éveille la curiosité des amateurs de vins naturels et de raretés françaises (cf. Wine Enthusiast, 2023).
  • La tendance aux microvinifications, à la mise en valeur de climats précis, lui profite pleinement, comme dans le travail du Domaine du Pelican ou celui de Stéphane Tissot.

Un témoin d’avenir pour le Jura

Ce cépage, que bien des manuels disaient trop capricieux et menacé d’oubli, s’affirme désormais comme la clef de voûte de l’identité rouge du Jura. Sa capacité à traduire la subtilité du climat, la richesse géologique (marnes grises, cailloux rouges, “graviers chatoyants” comme disait Jacques Puffeney), tout cela fait du Trousseau un patrimoine vivant.

Sa trajectoire, entamée sur les chemins mystérieux de l’Europe médiévale, en fait à la fois un survivant et un éclaireur. Goûter aujourd’hui un grand Trousseau, c’est éprouver la fidélité d’un vignoble à ses racines, tout en entrevoyant ce que le Jura écrit de neuf dans la grande histoire du vin français.

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