Un cépage, deux noms : l’étonnante ambiguïté jurassienne

Dire « un verre de Poulsard » ou « un verre de Ploussard », c'est parler du même vin, d'une même vendange, mais pas toujours de la même chose dans l’oreille du vigneron. Cette double appellation intrigue, parfois amuse, mais elle raconte surtout une histoire de langue, de culture, et d’attachement au territoire. Au cœur des caves du Jura, le nom change selon les villages, les dynasties, et jusqu'aux étiquettes. Voici pourquoi le plus tendre des rouges jurassiens se voit affublé de deux patronymes.

Aux sources du nom : l'origine linguistique de Poulsard et Ploussard

Le cépage connu sous le nom de Poulsard — ou Ploussard — prend racine dans l’ouest du Jura. On estime sa culture dans le département dès le Moyen-Âge, premières traces formelles dès la fin du XIVe siècle (source : INAO / Les Cépages du Jura, C. Poupée, 2011).

  • Le mot « Poulsard » : selon Ampélographie universelle, il tiendrait son nom de « peloussard », « pelossier » ou « polsa », mots patois signifiant « poudreux » ou « poussiéreux », en référence à la pruine blanche qui recouvre la pellicule très fine du raisin arrivé à maturité.
  • Le mot « Ploussard » : Variante dialectale toujours vivace, qui s’est imposée notamment autour d’Arbois et dans les villages limitrophes. Issue du franc-comtois, ce terme serait plus proche de la prononciation originelle.

Dans certains documents anciens (registre foncier de Montigny-lès-Arsures, 1628, source : Archives départementales du Jura), le nom s’écrit déjà différemment d’un notaire à l’autre. Cette variation sonore est caractéristique des langues régionales à une époque où l’écrit se normalise à peine.

Une géographie du nom : où dit-on Poulsard ? Où préfère-t-on Ploussard ?

La carte du Jura est bousculée de reliefs, d’expositions, mais aussi de mots. La répartition de l’appellation Poulsard / Ploussard épouse à sa manière la géographie des villages et de leur histoire orale.

  • Autour d’Arbois : Ploussard domine à l'écrit et à l'oral. Les vignerons arboisiens, fidèles à la tradition locale, commercialisent encore des bouteilles titrées « Ploussard ».
  • Dans le Revermont, à Pupillin et Montigny-lès-Arsures : Ploussard s’impose aussi, à tel point que la fête annuelle du cépage, traditionnellement sise à Pupillin, l’annonce sous ce nom.
  • Poligny, Château-Chalon, L’Étoile, Salins-les-Bains : On bascule progressivement vers le terme plus académique, Poulsard, notamment sous l’influence des administrations, et de l’encadrement des AOC.

Le recensement viticole INAO de 2013 indique près de 80% des surfaces plantées dans la zone Arbois/Pupillin, ce qui explique la persistance du terme Ploussard dans ces zones. Cependant, sur 305 hectares de Poulsard recensés en 2018 dans le Jura (source : Vins du Jura, CIVJ), moins de 10% des étiquettes mentionnaient alors explicitement « Ploussard » en appellation.

Usage officiel, tradition populaire : ce que disent les règlements et les étiquettes

La codification récente des AOC françaises a joué son rôle dans la tentative de normalisation des noms de cépages. Pour l’INAO et la législation européenne, le terme de référence reste « Poulsard ». Les décrets AOC l’utilisent systématiquement (exemple : AOC Arbois depuis 1936).

  • Sur les documents officiels, marketing, export : on trouve donc quasi-exclusivement « Poulsard ».
  • Sur les étiquettes destinées au marché local, et dans certaines cuvées mono-parcellaires de Pupillin ou Arbois : les producteurs osent encore « Ploussard ».

Il demeure une large tolérance administrative à la mention Ploussard, reconnue « synonyme local » à valeur équivalente, mais les organismes de contrôle recommandent d’unifier les dénominations pour garder de la lisibilité auprès des consommateurs hors Jura (source : FranceAgriMer, 2022).

Des particularités de culture et de dégustation, ou le jeu du nom sur le fond

Le double nom induit-il une différence dans la façon de travailler la vigne, voire une variation de style dans le verre ? La question se pose souvent. La réponse, plus nuancée qu’elle n’y paraît, révèle la nature consubstantielle du cépage à son territoire.

  • Le cépage est unique : Qu’il soit appelé Poulsard ou Ploussard, il s’agit du même plant, à la même structure génétique — code Vitis vinefera « Poulsard N » selon l’INRA. Rien ne distingue techniquement un plant de Poulsard d’un plant de Ploussard.
  • La vinification varie peu : Les rendements, la gestion de la macération, et de la fermentation s’ajustent davantage aux choix du vigneron et à la localisation des vignes (sol, altitude, exposition) qu’au « nom » local donné au raisin.
  • La typicité du Ploussard de Pupillin : Certains amateurs associent le terme Ploussard à la typicité très délicate de Pupillin, réputée pour offrir des Poulsards plus fruités, d’une couleur exceptionnellement claire et d’un toucher de bouche très frais. Mais cette réputation tient plus du mythe local et du micro-terroir que d'une différence ampélographique.

Qu'on le nomme Ploussard ou Poulsard, ce vin reste le plus pâle des rouges jurassiens, capable d’impressionner en couleur « œil de perdrix » et en arômes de fraise des bois, de poivre et de rose fanée.

Pourquoi cette dualité persiste-t-elle ? La fierté des terroirs et l’attachement aux mots

Il y a dans le Jura davantage qu’ailleurs une perméabilité entre langue, identité et vigne. Les anciens, lorsqu’ils parlent de leur vin « Ploussard de chez nous », perpétuent un attachement familial, presque tribal au cépage — à l’image des familles de vignerons où l’on ne « discute pas » la coutume. De nombreux domaines (Pierre Overnoy, Domaine de la Borde, domaine Renaud Bruyère, etc.) revendiquent sur leurs cuvées l’orthographe Ploussard pour marquer leur ancrage à Pupillin et Arbois.

  • La fête du Ploussard, organisée chaque année depuis 1991 à Pupillin (Source : commune de Pupillin) : affiche le nom « Ploussard » en lettres de sang violet, célébrant la diversité linguistique et l’esprit frondeur du Jura.
  • Pour les générations récentes : garder « Ploussard », c’est dans une certaine mesure résister à la standardisation, entretenir une part de mystère et d’exotisme local.

Selon le linguiste J.G. Perrenot (« Parlers du Jura », Éditions Sutton, 1999), cette prédilection pour le « Pl » de Ploussard fait partie du substrat franc-comtois, et d’une habitude très ancienne, qui remonterait aux premières immigrations de viticulteurs suisses. Le nom du cépage, alors, n’est pas seulement une étiquette, mais le symbole d’une fidélité au sol et à la mémoire familiale.

Petites histoires autour d’un grand cépage : anecdotes et repères chiffrés

  • Le Ploussard/Poulsard couvre aujourd’hui environ 305 hectares, soit 13% du vignoble jurassien, mais jusqu’à 60% dans la seule appellation Arbois (INAO, 2018).
  • À la fin du XIXe siècle, avant le phylloxéra, près de 2 000 hectares de Poulsard étaient recensés dans le Jura, un chiffre aujourd’hui réduit mais en lente reconquête depuis les années 2000 (source : Vins du Jura, CIVJ).
  • La vente aux enchères la plus ancienne autour du Ploussard se déroule à Arbois depuis 1860 : la « percée du Ploussard », ancêtre de la célèbre Percée du Vin Jaune, où les tonneaux étaient adjugés devant le peuple des villages.

On dit aussi — mais la légende n’est pas vérifiée — que le mot « Ploussard » suscita bon nombre de moqueries lors des foires de Paris au XIXe siècle, les négociants bourguignons n’y comprenant goutte. Qu’importe : le charme de ce mot en « Pl » est resté, comme un clin d’œil aux racines paysannes du Jura.

Au fil des générations : quelle évolution pour la dénomination du Poulsard ?

Les usages évoluent, mais le clivage persiste encore dans la littérature et le discours du quotidien. Avec la reconnaissance plus large des vins du Jura à l’export comme en France, les étiquettes « Ploussard » deviennent un signe de rareté et d’authenticité.

  • Chez les sommeliers et cavistes en France : Le mot Ploussard s’est mué en marqueur de connaisseur. Demande-t-on un Ploussard, on signe son appartenance à la sphère des amateurs pointus.
  • À l'étranger : Les importateurs privilégient nettement « Poulsard » pour éviter les ambiguïtés, les sonorités jugées « étranges » et la confusion auprès du public international.

Enfin, des vignerons parmi les plus renommés restent attachés au choix lexical, parfois jusque dans la distinction entre leurs différentes parcelles — nulle question ici de marketing, mais d’un hommage à la continuité et une revendication d’indépendance.

Quand le mot lui-même devient goût

Si le Jura chérit ses mots autant que ses terres, c’est qu’un terme comme Ploussard véhicule plus qu’un simple son : c’est tout un imaginaire, et la mémoire de travaux obscurs, de doigts tachés et de repas partagés à même les caves. Et peut-être qu’au fond, cette hésitation linguistique, entre « ou » et « ou », « pl » ou « pou », est la plus belle image du vin jurassien : une identité plurielle, capable de tenir tête à la normalisation, de donner matière à discussion et à rêve, d’écrire, encore, la petite chronique d’un vignoble bien plus grand qu’on ne le croit.

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