Introduction : Sous le voile ou dans la lumière

Il suffit de se promener une journée à Arbois, Pupillin ou Poligny pour prendre la mesure de la singularité du vignoble jurassien. Parmi ses trésors, le savagnin y règne en maître discret mais absolu. Mais le savagnin n’est pas un, il est double. À la croisée des caves obscures et des longues tablées familiales, il se fait tantôt ouillé, tantôt non ouillé, et la nuance qui les sépare est tout sauf anodine. Ici, derrière ces termes simples, se jouent des choix de vignerons, des philosophies de vinification, des héritages et des innovations. Que recouvrent donc ces deux mots aux sonorités étranges ? Et surtout, qu’est-ce que cela change dans le verre, dans l’assiette, dans la mémoire ?

Qu’est-ce que le savagnin ? À l’origine du débat

Le savagnin, cépage emblématique du Jura, revendique fièrement moins de 15% de l’encépagement régional, soit un peu plus de 400 hectares sur tout le vignoble (source : Comité Interprofessionnel des Vins du Jura). C’est un cépage de la famille des traminer, cousin du gewurztraminer alsacien, mais il s’exprime ici avec une tension, une minéralité et une puissance inégalées. Sa peau épaisse, sa maturité tardive et ses arômes de noix, de curry, d’épices et d’agrumes en font une matière première unique.

Mais plus encore que tout autre cépage, le savagnin est façonné par la main, le choix, l’intention du vigneron. C’est la vinification qui va révéler sa vraie nature, et c’est là que se joue le match entre ouillage et non-ouillage.

Ouillé ou non ouillé : question de gestes, question de voile

Définition de l’ouillage

Ouiller, c’est tout simplement compléter régulièrement le niveau de vin dans les fûts pour éviter qu’il ne s’évapore et ne laisse place à l’air. Ce geste essentiel protège le vin de l’oxydation. L’ouillage est la norme partout dans le monde, sauf dans le Jura... où, depuis le XVIe siècle, certains vignerons ont choisi de ne pas ouiller, et d’exposer volontairement le vin à l’oxygène.

Le non-ouillage et l’apparition du voile

En ne complétant pas le fût, le niveau du vin baisse progressivement. À la surface, une fine pellicule de levures – le fameux “voile” – se développe. Ce voile protège partiellement le vin tout en provoquant des échanges avec l’air, menant à une oxydation contrôlée (appelée oxydation ménagée). C’est ce procédé qui donne naissance au vin jaune et à certains savagnins traditionnels du Jura.

Un choix qui engage l’âme du vin

  • Savagnin ouillé : Le vin reste protégé de l’oxygène. Profil aromatique plus frais, sur le fruit (agrumes, pomme, poire, fleurs blanches), tension acide, expression cristalline du terroir.
  • Savagnin non ouillé : Par son oxydation partielle, développe des arômes de noix, de curry, d’épices, une profondeur supplémentaire, une longueur en bouche impressionnante. C’est la voie des vins “sous voile”.

Savagnin ouillé : pureté et modernité

Un style récent réhabilité

Historiquement, le savagnin ouillé était presque une curiosité confidentielle : le non-ouillé av ait accaparé la tradition, porté par la légende du vin jaune (création 1774). Mais depuis les années 2000, une nouvelle génération de vignerons a remis à l’honneur le savagnin ouillé, soucieux de montrer une autre facette du cépage, plus large, plus finement ancrée dans la parcelle.

Certains grands domaines comme François Rousset-Martin, Stéphane Tissot ou Julien Labet proposent des cuvées parcellaires, élevées un an ou plus sous ouillage strict, parfois en amphore, pour exalter minéralité, salinité et pureté du fruit.

Profil sensoriel

  • Couleur claire, parfois à peine dorée
  • Le nez dévoile citron, zeste de pomelo, pomme granny, fleur d’acacia, pierre à fusil
  • Bouche tendue, vive, avec une acidité soutenue, parfois une légère salinité en finale
  • Certaine austérité dans la jeunesse, mais une structure taillée pour la garde (plus de 10 ans sans sourciller, jusqu’à 20 ans chez les meilleurs producteurs, voir Decanter et La Revue du Vin de France)

C’est un vin de gastronomie, qui brille sur les poissons de rivière, les risottos, les fromages affinés, et – prix rare pour un blanc – la charcuterie fumée du Haut-Doubs.

Savagnin non ouillé : le mythe du voile

Le rituel du voile, une tradition séculaire

On laisse le vin reposer dans des fûts de chêne, souvent de 228 litres, parfois remplis aux trois quarts seulement. C’est là, dans cette ombre surveillée mais jamais assistée, que s’installe un voile de levures naturelles (source : Vins du Jura). Le vin jaune, fer de lance du style, vit ainsi six ans et trois mois au minimum sans ouillage avant d’être mis en bouteille dans la fameuse clavelin, contenant précisément 62 cl – la quantité qui resterait d’un litre initial après évaporation naturelle.

D’autres savagnins non ouillés passent moins de temps sous voile (2 à 4 ans) et composent l’autre grande famille des blancs oxydatifs.

Aromatique puissante et gastronomie audacieuse

  • Robe jaune soutenu, reflets dorés, parfois ambrés
  • Nez intense : noix fraîche, amande, épices, curry, pomme sèche, cire d’abeille, sous-bois, champignon
  • Bouche ample, avec une longueur phénoménale, une finale saline, légèrement amère
  • Convient à la garde très longue : 50 ans, voire plus, pour certains grands millésimes ! (voir Domaine Jean Macle, 1976 encore vibrant d’énergie aujourd’hui)

C’est l’accord rêvé avec le comté affiné (24 à 36 mois ou plus), le poulet aux morilles, les quenelles de brochet sauce nantua, les currys doux ou encore le homard rôti.

Qu’est-ce que cela change ?

Les effets sur le profil aromatique et la structure

  • Ouillé : fraîcheur, expression du fruit, tension acide, précision, minéralité, lisibilité du millésime et du terroir. Les amateurs y voient “le Jura moderne”.
  • Non ouillé : puissance, complexité aromatique, notes oxydatives, épices, longueur, intensité. C’est “le Jura éternel”.

La couleur et l’évolution dans le temps

  • Les savagnins non ouillés prennent une couleur plus soutenue que leurs frères ouillés, surtout après 10 à 20 ans de garde.
  • Leur évolution aromatique est plus marquée : le voile joue son rôle de catalyseur d’arômes tertiaires.

La perception en bouche

Les saveurs du non-ouillé surprennent parfois ceux qui ne connaissent que le chardonnay ou le riesling – puissance oxydative, volume, amertume noble et finale persistante de fruits secs, presque saline. L’ouillé, plus “droit”, offre une sensation de fraîcheur sapide, une nervosité, avec des amers délicats en finale.

Un choix de vigneron, un choix de terroir

La décision d’ouiller ou non ne se limite pas à une question de style. Certaines parcelles se prêtent mieux à l’un ou l’autre. Les sols marneux blancs, frais, profonds – comme à Château-Chalon ou certaines crêtes d’Arbois – subliment les élevages sous voile. Les terroirs plus caillouteux, exposés sud, donnent des ouillés tranchants, cristallins.

Beaucoup de domaines “bifurquent” au chai : une partie du savagnin élevé sous voile deviendra vin jaune, l’autre sera ouillée pour donner un “Savagnin Sous Roche”, “Les Ecrins”, “En Chalasse” ou “Les Graviers”. Ces deux mondes coexistent et se répondent, invitant l’amateur à la comparaison verticale.

  • 90% des savagnins non ouillés du Jura servent à l’élaboration du vin jaune (source : InterVins Jura)
  • Le mouvement “ouillé” représente aujourd’hui environ 15% de la production totale de savagnin vinifié sec (hors vin jaune et macvin).

Pourquoi cette différence est-elle chère au Jura ?

La cohabitation d’un style “sous voile” et d’un style “ouillé” n’existe dans aucun autre vignoble au monde de manière aussi tranchée. On trouve bien des inspirations en Andalousie (xérès sous flor), mais la tradition jurassienne demeure unique par l’ancienneté de son histoire et la coexistence assumée des deux options jusque dans les caves les plus modestes.

Cette dualité a longtemps divisé amateurs et professionnels. Aujourd’hui, elle est revendiquée comme une exception, un atout culturel et gustatif. Entre “pierre à fusil et curry”, “verveine et noix fraîche”, c’est tout le patrimoine jurassien qui se déploie dans le verre.

À la découverte par la dégustation

  • Essayez une dégustation comparative (le fameux “ouillé vs non ouillé”) en optant pour un même millésime issu du même domaine – par exemple Domaine André & Mireille Tissot, Domaine Labet, ou Domaine de la Pinte.
  • La différence saute aux yeux, au nez, et surtout au palais – rarement un cépage aura offert une telle démonstration de la force des pratiques vigneronnes sur l’expression du terroir.
  • Le savagnin ouillé gagne à être découvert jeune ou après cinq à dix ans de garde pour son exubérance minérale ; le non-ouillé demande de la patience, de la méditation et, parfois, un peu d’expérience de dégustation.

L’avenir du savagnin : deux expressions, un même terroir vivant

La révolution “ouillée” s’inscrit dans une quête de pureté, de modernité, d’ouverture sur le monde, mais n’efface jamais le prestige du non-ouillé, matrice du vin jaune. Aujourd’hui, les deux coexistent et signent la richesse de la culture vinique jurassienne. C’est un luxe rare, un paysage gustatif complet où chacun peut trouver la bouteille qui lui ressemble.

Savagnin ouillé ou non ouillé ? Plutôt que de choisir son camp, le vrai bonheur est peut-être d’embrasser la nuance, la complémentarité, les histoires qu’ils murmurent, côté cave ou côté table.

Pour ceux qui veulent apprivoiser le Jura, commencer par le duel du savagnin, c’est déjà accepter que le vin n’est jamais tout à fait le même – et que c’est, au fond, ce qui le rend vivant.

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