Là où tout commence : le Trousseau, joyau discret du Jura

Rares sont les cépages qui incarnent à ce point le goût d'une terre. Le Trousseau, planté sur les côtes ensoleillées de Montigny-lès-Arsures, dans les terrains graveleux de Pupillin ou d’Arlay, est de ceux-là. Sa peau épaisse, sa maturité tardive, ses arômes de fruits noirs, de poivre, de réglisse, de pivoine, parlent d’un Jura lumineux et secret à la fois. Sur les 2 000 hectares du vignoble, il en couvre à peine plus de 170, selon l’INAO (source : Comité Interprofessionnel des Vins du Jura), ce qui en fait une rareté même sur sa terre d’origine. Mais la vigne, curieuse de nature, aime à sortir de ses gonds. Le Trousseau, loin d’être sédentaire, a donc, lui aussi, tenté d’autres aventures.

Aux origines du Trousseau : un passeport inattendu

L’histoire du Trousseau remonte loin, mais ses véritables origines restent velées. On sait aujourd’hui, par analyse ADN (source : Vitis International Variety Catalogue), qu’il appartient à la grande famille savoyarde grâce à son lien de parenté avec le cépage Bastardo, connu au Portugal, et probablement issu d’un croisement entre le Gouais blanc et un autre parent. Cela signifie que son berceau n’est pas seulement jurassien, mais aussi ibérique, voire plus largement européen. Ce patrimoine génétique a facilité son adaptation ailleurs, mais quels sont ces ailleurs et comment s’y exprime-t-il ?

En France, hors Jura : le Trousseau, l’exception périférique

Hors du Jura, le Trousseau ne fait jamais foule. Pourtant, on le retrouve en pointillés :

  • Sud-Ouest : Quelques rangs, parfois sous le nom Bastardo, persistent dans des microparcelles du Lot-et-Garonne, sur des terres où les cépages locaux l’on supplanté. Mais le Trousseau reste confidentiel.
  • Savoie : On le croise par le passé, souvent dans des mélanges de cépages, mais il est aujourd’hui quasiment absent des encépagements officiels.
  • Loire : Signalé parfois, mais toujours en traces ténues, probablement suite à la circulation des plants au XIXᵉ siècle.

En somme, la France hors Jura ne s’est pas appropriée le Trousseau – sauf, de façon plus inattendue, en Corse où quelques vignerons l’ont testé très récemment pour ses qualités de résistance à la sécheresse. Les surfaces sont anecdotiques (moins de 5 hectares tout cumulé), et la plupart des références ne rentrent pas dans des AOC, mais en vins de France.

Portugal : l’autre patrie du Trousseau sous le nom de Bastardo

C’est au Portugal que le Trousseau a trouvé un second souffle : là-bas, il porte le nom de Bastardo, et son histoire se confond avec celle des grands vins de la péninsule. Présent depuis plusieurs siècles dans la Vallée du Douro, il était longtemps utilisé :

  • Dans l’élaboration du Porto, surtout dans les assemblages de Tawny par ses arômes fruités et sa couleur intense, même si aujourd’hui sa part est minoritaire (moins de 3% des parcelles, soit environ 500 hectares selon l’Instituto dos Vinhos do Douro e Porto).
  • Dans la région de Dão, où il entre dans la composition de certains rouges locaux.
  • Dans l’archipel de Madère, où il s’est manifesté dans des assemblages historiques, mais où il est devenu pratiquement introuvable à l’état pur après la crise du phylloxera.

Le Bastardo conserve au Portugal une image plutôt discrète : jugé moins structurant que la Touriga Nacional, moins aromatique que la Tinta Roriz, il est surtout apprécié dans les écoles de vignerons qui veulent redonner un souffle aux cépages autochtones oubliés.

Espagne, Australie, Californie : les nouveaux terrains de jeu du Trousseau

Espagne : le Merenzao dans les brumes galiciennes

Dans le nord-ouest de l’Espagne, la galaxie du Trousseau s’agrandit : là, on le trouve sous le nom de Merenzao (ou Maria Ordoña). C’est dans la Ribeira Sacra, région escarpée de Galice, qu’il trouve ses plus belles expressions espagnoles. Il s’assemble souvent avec la Mencia et donne des vins à la fois frais, parfumés et étonnamment proches, par leurs notes de fruits rouges épicés, de certains Trousseaux jurassiens. La région de Bierzo abrite aussi quelques pieds anciens. Toutefois, il demeure très marginal : selon le ministère espagnol de l’agriculture, moins de 100 hectares sont plantés dans le pays.

Australie et Nouvelle-Zélande : de la curiosité à la tendance

En Australie, c’est le Victoria qui a adopté le cépage dès la fin du XIXᵉ siècle. Au début, planté sous le nom Bastardo puis reconnu comme Trousseau, il se retrouve dans des parcelles centenaires comme celles du domaine Chambers Rosewood. Aujourd’hui, la nouvelle génération de vignerons redécouvre le Trousseau :

  • Cobenawarra et Beechworth voient éclore des cuvées fraîches, vibrantes, davantage tournées vers le fruit que dans le Jura.
  • Moins de 50 hectares en tout sur le continent, selon l’Australian Wine Research Institute.

En Nouvelle-Zélande, quelques tentatives confidentielles existent à Hawke’s Bay et Central Otago, dans l’idée de diversifier la gamme des cépages rouges “de climat frais”.

Californie : le Trousseau fait son entrée sur la scène alternative

La Côte Nord californienne, portée par le mouvement “New Wave”, multiplie les essais sur des microparcelles. Arnot-Roberts, Forlorn Hope et quelques aventuriers de Sonoma revendiquent désormais leur Trousseau, souvent dans l’esprit jurassien (macérations douces, peu de bois, recherche du fruit pur). Installé depuis le début des années 2000, il reste cependant une curiosité, avec moins de 20 hectares pour l’ensemble de la Californie.

L’adaptation du Trousseau hors Jura : défis, surprises et variations de style

Le Trousseau n’est pas un cépage docile. Son implantation ailleurs pose des défis :

  • Il craint l’humidité et les maladies cryptogamiques, réclame chaleur et sols légers.
  • Sa maturité tardive veut dire qu’il exige un climat sans trop de variations d’automne.
  • Les porteurs de projet doivent trouver un équilibre délicat entre respect du modèle jurassien et adaptation au terroir.

Les résultats varient :

  • Profil aromatique : Hors Jura, on remarque souvent plus de concentration, moins de finesse florale, davantage de puissance.
  • Couleur : Les Trousseaux étrangers affichent généralement des robes plus profondes. La tradition portugaise, par exemple, recherche des rouges plus corsés.
  • Typicité : Seule une vinification respectant la douceur d’extraction, la fraîcheur, et l’élégance du cépage lui rend justice. Certaines cuvées australiennes l’ont compris.

Un exemple frappant : la cuvée Trousseau de Arnot-Roberts, en Californie. Ici, cueilli très tôt, macéré en grappe entière, il se rapproche du style jurassien avec des notes de fruits rouges vifs et de poivre blanc.

Quand le Trousseau voyage, que raconte-t-il de son terroir ?

On dit souvent qu’un cépage, loin de chez lui, perd son âme. C’est parfois vrai pour le Trousseau. Mais il y a une leçon dans ces voyages :

  • Le Trousseau révèle la personnalité de chaque sol, chaque climat. Au Portugal, il est solaire, presque sauvage. En Galice, il se fait brume légère, presque minéral. En Australie, il ricoche entre générosité fruitée et tension saline.
  • Sa diversité naturelle permet d’explorer une palette de styles insoupçonnée : secs ou mutés, tanniques ou aériens, épicés ou veloutés.

Pour le vigneron jurassien, voir ce cépage ailleurs, c’est comme entendre une vieille chanson dans une langue voisine : on en reconnaît la mélodie, mais les variations surprennent, déconcertent, réjouissent ou intriguent.

Aperçu global : où trouve-t-on le Trousseau hors Jura (chiffres 2023 estimés)

Pays / Région Nom du cépage Surface plantée (ha) Usage principal
Jura (France) Trousseau ~170 Rouges secs, assemblages
Portugal (Douro, Dão) Bastardo ~500 Assemblages rouges, Porto
Espagne (Galice, Bierzo) Merenzao <100 Assemblages rouges
Australie Trousseau/Bastardo <50 Vins secs, cuvées spéciales
Californie Trousseau <20 Vins alternatifs
France hors Jura Trousseau <5 Vins de France

Sources : INAO, Instituto dos Vinhos do Douro e Porto, MAPA (Ministerio de Agricultura de España), Australian Wine Research Institute, estimations domaines privés.

Le Trousseau, expatrié mais pas déraciné

Le Trousseau, dans le Jura, c’est un visage du pays ; ailleurs, c’est une mémoire en voyage. Il s’accroche à sa vivacité, se teinte d’accents locaux, et refuse l’uniformité. Les vignerons qui l’adoptent hors Jura cherchent presque toujours à en révéler la finesse, parfois à exagérer sa nervosité, parfois à en illustrer la chaleur. Ce jeu d’interprétations enrichit la famille du vin, en révélant à la fois la singularité du Trousseau et ce pouvoir des cépages à raconter, même loin de leur source, un peu du paysage originel.

Les amateurs curieux pourront se lancer dans une dégustation croisée entre Jura, Galice, Californie ou Douro – et y découvriront autant de nuances que de terrains. Le Trousseau, infatigable marcheur du goût, n’en a décidément pas fini de surprendre.

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