Le Poulsard : Portrait d’un cépage rare et capricieux

Le Poulsard — parfois orthographié Ploussard, notamment à Pupillin, fief incontesté du cépage — représente moins de 20% de l’encépagement jurassien, soit tout juste 279 hectares sur le dernier recensement (source : Interprofession des Vins du Jura, chiffres 2022). Ce n’est pas la quantité qui prime, mais l’attachement viscéral à sa typicité. Sa peau fine, presque diaphane, contient peu d’anthocyanes, si bien qu’il donne des vins à la couleur rouge clair, parfois qualifiée de “rose rubis”.

Cultivé principalement sur marnes bleues, grises et rouges, le Poulsard est l’enfant des sols frais, humides aux printemps et rapidement chauds en été. À la vigne, il exige une attention de tous les instants : sensible à l’oïdium, à la coulure lors de la floraison, il n’offre le meilleur de lui-même qu’aux vignerons patients et observateurs. C’est aussi un cépage à maturité précoce, vendangé souvent dès la fin août ou tout début septembre lors des années chaudes et “dérèglées” de ce début de XXI siècle.

La cueillette : choisir le bon moment, dans la brume matinale

Au Jura, la vendange du Poulsard est souvent la plus rapide de la saison. L’enjeu, c’est d’éviter la surmaturité, qui ferait perdre au vin sa fraîcheur aromatique et l’élégance de sa signature florale. Signe particulier : on privilégie une vendange manuelle pour ce cépage.

  • Intégrité des baies : le Poulsard est fragile, sa peau éclate facilement, favorisant l’oxydation et des départs de fermentation incontrôlés.
  • Tri sévère : dans nombre de domaines, on effectue un tri directement à la vigne, éliminant les baies abîmées et les grappes malades.
  • Transport rapide à la cave : pour limiter tout risque d’oxydation prématurée.

Des domaines comme Overnoy, Bruyère-Houillon ou Pierre Richard ne laissent rien au hasard. Chez les plus exigeants, on propose parfois une macération en grappes entières, à condition que la rafle soit mûre et non herbacée. Cette décision se prend à la parcelle, mille fois goûtée avant le passage du sécateur.

Éraflage, pressurage, encuvage : trois choix-clés pour la vinification

Grappes entières ou éraflées ?

C’est un des dilemmes éternels du vinificateur jurassien : doit-on vinifier le Poulsard en grappes entières, ou séparer rafles et baies ?

  • Vinification en grappes entières : souvent choisie lorsque la vendange est parfaitement mûre et saine, elle permet des fermentations intracellulaires (type macération carbonique), qui amplifieront le fruité, la floraison et les épices douces, en apportant parfois une légère touche végétale noble. On la retrouve notamment à Pupillin.
  • Vinification éraflée : la majorité des vignerons, notamment dans les zones où la maturité de la rafle reste difficile à atteindre, préfèrent érafler pour éviter l’amertume et l’astringence.

En général, le Poulsard ne subit pas de foulage brutal : on cherche à préserver la délicatesse de ses arômes, à éviter l’extraction de tanins grossiers. Pressurage et encuvage doivent être faits en douceur.

Fermentations : la quête d’équilibre entre couleur, fruit et matière

La macération : un acte d’écoute du raisin

Ici, pas question de cuvaisons longues façon Bordeaux. Le Poulsard n’aime pas l’extraction prolongée. La macération dépasse rarement 8 à 10 jours :

  • Parfois très courte (3 à 5 jours) pour mettre en avant fraîcheur et éclat du fruit.
  • De 7 à 10 jours pour les versions un peu plus structurées et évolutives.

L’extraction se fait tout en douceur : quelques pigeages à la main, voire de simples remontages légers. Les températures de fermentation sont modérées (18 à 25°C). Certains vignerons, parmi les plus traditionnels, fermentent en cuves ouvertes, parfois sans ajout de levures sélectionnées, pour privilégier la spontanéité des levures indigènes présentes sur la peau du raisin et dans le chai.

La fermentation alcoolique est souvent suivie d’une fermentation malolactique spontanée, qui apporte souplesse et fondant au vin.

Anecdote : Au Domaine de la Tournelle à Arbois, on raconte que la fermentation du Poulsard est parfois si vive qu’elle embaume tout le quartier — un parfum de petits fruits rouges, de pivoine et d’épice douce envahit la rue.

Le pressurage, un art délicat

Une fois la bonne couleur obtenue (rose saumon délicate à rouge rubis léger), on presse. La majorité des domaines privilégient les pressoirs pneumatiques modernes pour leur douceur, mais certains continuent d’utiliser les traditionnels pressoirs à cliquet, promesse de pressurages fractionnés.

  • Le jus de goutte (issu de l’écoulement libre) est séparé du jus de presse (issu du pressurage). Bien souvent, seuls les meilleurs lots de jus de presse sont réincorporés.
  • L’objectif : éviter toute verdeur, ne garder que la quintessence du fruit.

Résultat : un jus clair, d’une couleur étonnement pâle pour un vin rouge, mais d’une grande vivacité.

Élevage : jouer l’épure ou la profondeur

L’élevage du Poulsard du Jura se veut traditionnellement court et discret. Quelques options apparaissent cependant selon la philosophie de chaque vigneron :

  • Cuves inox ou cuves béton : fréquemment choisi pour préserver la pureté du fruit, embouteillé rapidement (6 à 8 mois après la récolte).
  • Foudres ou fûts anciens : d’autres préfèrent un élevage sous bois, mais rarement en barriques neuves, pour éviter que le boisé ne domine le délicat bouquet du Poulsard. Les élevages longs (plus de 12 mois) restent minoritaires.

Plus rarement, certains expérimentent des élevages sous voile, à la manière des vins jaunes, mais cette pratique reste anecdotique. En général, les mises en bouteilles s’effectuent au printemps ou à l’été suivant la vendange, parfois sans filtration.

Le Poulsard nature : minimalisme et prise de risque

Le courant des “vins naturels” a fortement marqué le Jura. De grands noms comme Pierre Overnoy, Emmanuel Houillon, ou la famille Bornard ont, dès les années 1980, prôné des vinifications sans ajout de soufre, sans correction, avec des fermentations seulement guidées par la charme capricieux des levures indigènes. Le Poulsard, avec sa sensibilité et sa palette aromatique, se prête admirablement à ces pratiques.

  • Vinification la plus pure possible.
  • Absence de collage et très peu, voire pas, de filtration.
  • Emploi de soufre limité à la mise (voire pas du tout).

Ce minimalisme demande une expérience immense : le moindre dérapage oxydatif est ici fatal, et pourtant, dans les millésimes réussis, le vin gagne une énergie, une sincérité rares.

En 2021, selon Raw Wine, 38% des domaines jurassiens produisaient au moins un vin rouge “nature” (donnée : Raw Wine Fair, 2023).

Caractère du Poulsard jurassien selon les styles de vinification

L’un des charmes du Poulsard réside dans sa capacité à refléter la main du vigneron et la saison.

Vinification Style du vin Notes principales
Macération courte, cuve inox Vin léger, gouleyant Fraise des bois, groseille, pivoine
Macération 10 jours, grappe entière Plus structuré, épicé Cerise, épices douces, pointe végétale fine
Élevage en foudre Vin complexe, prêt à vieillir Terre séchée, humus, notes de poivre, évolution sur la truffe

Le contraste d’un millésime à l’autre est frappant : fraîcheur cristalline en année froide (2021, 2013), notes plus mûres, presque sudistes, en année solaire (2018, 2022).

Gestes modernes et tradition perpétuée

Si l’on croise encore de vieux pressoirs dans les caves du Revermont, l’essentiel du savoir-faire se transmet par l’attention portée au moindre détail : observation du grain de la rafle, écoute du “chant” de la fermentation, respect du calendrier lunaire dans certains domaines, absence d’intrants pour souligner la mineralité.

  • Le retour à la polyculturre – céréales ou moutons dans les vignes – tend à se multiplier pour restaurer la vie du sol, et influencer indirectement la rondeur du Poulsard.
  • Des expérimentations de vinifications en amphore commencent à poindre chez quelques jeunes vignerons, sans constituer un courant dominant.
  • Le réchauffement climatique pose le défi d’éviter la surmaturité en adaptant la date de récolte et la densité de plantation.

Les meilleurs vignerons du Jura signent ainsi des Poulsards uniques, “de lieu” : le même jour, à 3 kilomètres d’écart, deux caves peuvent produire des expressions diamétralement différentes, selon le sol, la taille de la cuve, le choix du bouchon, et le ressenti du maître de chai.

Poulsard : un vin de conversation et d’imprévu

Inventer ou réinventer le Poulsard, c’est chaque année, pour le vigneron jurassien, se mesurer à l’imprévisible. Il serait erroné de croire le Poulsard fragile et simple ; il oppose au contraire une forte personnalité, prête à prendre toutes les couleurs que le terroir — et la main qui le façonne — voudra bien lui donner.

Loin du “vin de soif” trop hâtivement catalogué, il s’offre à table sur des alliances inattendues, ou se boit seul, pour la contemplation d’une palette aromatique aussi évanescente que profonde. Dans les caves du Jura, le Poulsard reste un vin d’artisan, de “passeur” : un vin qui, loin des canons internationaux, récompense celles et ceux qui lui accordent un regard attentif, une main légère, et une oreille sensible au chant discret du terroir.

Pour approfondir : Site officiel des Vins du Jura, Comité Interprofessionnel des Vins du Jura, ouvrage de Wink Lorch “Jura Wine” (2014).

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